Alvin

10 Novembre 2014

Mars 1911

Ce vendredi soir, François termine tard sa journée de travail. Il ne lui reste plus qu'à protéger l'arrière du miroir avec quelques pages de "La Croix", pour qu'il ne se pique pas de taches noires avec le temps et à le fixer au cadre.

Il pense a son ancien patron qui lui a transmis ses "petits trucs" pendant son apprentissage.

Le reste de la commande est terminé. Il a mis un peu plus de cœur qu'à l'accoutumé pour réaliser cette commode avec un miroir à poser comme c'est à la mode ces dernières années.

Plus tôt dans la journée, il n'a pu résister à l'envie de relire le feuilleton "Fille de Chouans" dans le journal. C'est ainsi qu'il a pris du retard dans son travail. Il a hâte de lire la suite des aventures de la belle Ninon. Peut-être qu'avec l’argent de la vente du meuble, il pourra commander le dernier roman de Roger Dombre, "l'homme debout". Peut-être.

Demain, il ira à Gerberoy livrer le meuble avec son père. Il espère y croiser la belle Marie. C'est pour elle qu'il s'est appliqué dans les finitions du miroir. Peut être qu'elle pensera un peu à lui quand elle regardera son si beau visage dans le miroir, même si c'est un autre qu'elle va épouser.

Ce que François ne sait pas, c'est que cet autre que Marie épouse samedi en quinze va mourir dans quelques années dans une sombre tranchée, que ce sont ses larmes que Marie verra alors dans le miroir. Et puis, les rires reviendront.

Ce qu'il ne sait pas, c'est que son meuble traversera deux guerres. Peut être que l'amour que François a mis dans son travail aura porté chance au miroir durant ses sombres années.

La petite fille de Marie vendra la commode et son si beau miroir à un antiquaire dans les années 70. La commode et le miroir seront vendus séparément, ce n'est plus la mode d'avoir de grands miroirs posés sur les commodes. C'est peut être à ce moment que l'amour de François n'a plus suffit pour les protéger des Hommes.

Octobre 2015

En ces 104 ans, ce joli miroir a traversé deux guerres, un nombre incalculable de déménagements, accueilli les rires et les larmes des Hommes sans jamais se briser.

De son faste d'antan, il ne reste plus rien ou presque.

Je me suis appliquée à rendre à ce miroir un peu de son clinquant d'avant, avec ce qu'il reste de lui.

Derrière le miroir, j'ai trouvé deux pages du journal "La Croix" datées des 5 et 6 mars 1911, les pages que François avait placées là 104 ans plus tôt.